Seconde partie
Nous
revenons aujourd'hui sur les interventions de Jean-Bernard Huet, IEN
de la Possession et Marie-Ange Rivière, IA-IPR d'Histoire
Géographie, vendredi 24 avril 2014 dans le cadre de la Semaine
académique de la commémoration.
Ces deux intervenants ont
respectivement en charge pour le Rectorat de La Réunion
l'encadrement des projets pour le premier degré, les écoles
primaires, et le second degré, les collèges et les lycées. Dans
leur intervention, ils ont évoqué la capacité des établissements,
professeurs et élèves, à se mobiliser et à aller au bout de leurs
projets. Des réseaux d'établissement se mettent en place ou
pourront le faire prochainement, pour dynamiser encore la
mobilisation et encourager de nouvelles bonnes volontés. Et ces deux
spécialistes ont fait le point des enjeux pédagogiques de la
commémoration.
C'est cette partie de leur
invention qui va retenir notre attention.
Jean-Bernard
Huet a d'abord évoqué avec fierté les expositions de travaux
d'élèves déjà faites ou à venir, dans des médiathèques ou
d'autres lieux publics. Une façon de donner du sens au Centenaire de
la Grande Guerre est effectivement de valoriser ces travaux en
invitant le grand public à en prendre connaissance. Par delà la
transmission de connaissances, ces expositions correspondent
effectivement à l'enjeu propre de l'histoire : mettre en récit
des événements, reconstituer des vies et s'efforcer d'en comprendre
le cours à défaut de la logique, prendre la mesure de la part de
chaos et d'ordre qui préside aux évolutions du monde dans lequel
nous sommes plongés.
Cette
exploration de l'histoire au primaire a deux caractéristiques.
D'abord elle n'est pas strictement disciplinaire mais bien plutôt
pluridisciplinaire. Ensuite, elle comporte un important aspect
émotionnel, pour que l'élève s'implique dans sa production.
Ainsi trois
types de productions sont attendus :
des écrits
à la manière de... par exemple des textes sous le modèle de
lettres de poilus ou de lettres de femmes et d'enfants envoyés aux
poilus
des
reportages et des travaux réalisés à la suite de visites, par
exemple des archives départementales, ces visites pouvant être
celle de classes s'étant impliquées dans le centenaire
des
productions artistiques, des arts visuels, des tableaux ou des
sculptures, de la musique ou des poésies.
Une visite
possible pour les écoles dionysiaques et des environs, les Archives
départementales... ou bien une visite virtuelle en 2 minutes est
possible :
Deux
exemples de travaux d'élèves exposés à la Mairie de Saint-Denis
Marie-Ange
Rivière a pour sa part tenu à souligner que les projets concernant
le secondaire pouvaient non seulement prendre plus d'ampleur mais
également d'audace, en s'engageant dans des voies plus originales
qui n'ont pour le moment guère été frayées.
Elle
n'ignore pas pas toutefois que nous n'en sommes qu'au tout début des
commémorations, que le lancement officiel du Centenaire n'a pas
encore eu lieu, qu'il est déjà très remarquable que des classes
aient pu faire aboutir des projets, avec si peu de préparation (et
parfois si peu de moyens). Le soutien des équipes de direction s'est
avéré très fort. Un encadrement pédagogique par l'Inspection
aurait pu être réalisé en amont, depuis le début de l'année
scolaire avec, par exemple, la mise à disposition d'une sorte de
livret pédagogique ou de guide pour les enseignants et équipes de
professeurs.
Reprenons
donc le propos de Mme Rivière pour indiquer des voies intéressantes,
à défaut de combler le vide.
La plupart
des projets du secondaire ont pour principal objectif un
approfondissement des connaissances, qui ne sacrifie pas la dimension
sensible de l'acquisition de ces connaissances. Ainsi beaucoup de
projets proposés portent sur la guerre et son cataclysme, la vie des
soldats, l'île de La Réunion en 1914. Les lettres de Poilus sont
régulièrement utilisées, comme témoignage de l'histoire
immédiate. Parfois des bandes dessinées, comme celle réalisées
par Tardi sur la guerre des tranchées, sont aussi utilisées. Il peut alors s'agir de découvrir avec divers types de
récits comment la guerre peut être mise en intrigue. De multiples exemples d'histoire
réfléchie permettent de comprendre qu'il n'y a pas d'écriture neutre de l'histoire mais toujours des partis pris.
Mais pour le
moment peu de travaux d'historiens sont pris comme ressource pour un travail plus approfondi avec les élèves.
Les productions réalisées sont des plus diverses. Il y a un premier film, celui des
élèves du lycée Roland Garros, des pièces de théâtre et
lectures scéniques, comme la pièce de la section Abibac du
lycée Leconte de Lisle, la confection d'un jeu sur le modèle du
Trivial Pursuit, des travaux sur divers sujets comme la
Marseillaise et le patriotisme, les souffrances de la guerre, les
gueules cassées, les mutilés.
Mais paradoxalement peu de
réalisations ont interrogé directement le déclenchement de la
guerre. Peu de projets ont abordé la question - plus philosophique
- des causes de la guerre ou même ont envisagé la guerre dans la
perspective de la diplomatie.
Et il manque sans doute
des productions s'interrogeant sur la commémoration elle-même, son
enjeu propre.
Peut-être parce les
projets ont mobilisé des professeurs d'histoire-géographie, de
lettres, d'arts plastiques mais n'ont pas encore mobilisé de
professeurs de philosophie...
Marie-Ange
Rivière insiste sur l'historiographie. Elle ne devrait pas être
ignorée des encadrants, elle devrait même être présentée aux
élèves à partir des classes du lycée. Car il n'y a sans doute pas
de manière neutre de raconter l'histoire et en tirer des leçons
peut s'avérer bien délicat si on ne prend pas le recul nécessaire
avec les passions ou même les préjugés d'une époque donnée.
La question
fondamentale est donc la suivante : quelle représentation
avons-nous de la Première Guerre Mondiale ? Quelle
représentation avons-nous des événements depuis notre espace de
paix, sociologiquement caractérisé par un refus de la mort et
moralement par son absence d'ennemi héréditaire ?
Sans trop
exagérer, on pourrait dire en pensant aux guerres du XXIe
siècle et engagements militaires des troupes françaises en
Afghanistan, en Libye, au Mali, en Centrafrique, qu' « aujourd'hui
on ne meurt plus pour la patrie mais à cause d'elle ! ».
Notre univers mental n'est pas celui du début du XXe
siècle. L'anachronisme est donc un problème constant, avec la
tentation de plaquer les réponses d'aujourd'hui sur les questions
d'hier. Le rapport de l'individu à la guerre et à l'armée a connu
une mutation. Et même on peut voir une évolution entre ce qui avait
cours au début de 1914 et ce qui a gagné la population à la fin de
1918 !
Il faut donc
sortir d'une vision unitaire de la guerre. Et il est opportun de
prendre du recul par rapport à nos jugements dès lors que nous
croyons comprendre ou que nous nous précipitons dans le jugement. De
ce recul participe également l'interrogation de fond sur les raisons
d'une commémoration. Depuis quand y a-t-il des commémorations de la
Grande Guerre ? A quoi servent-elles ?
Dès lors
qu'on ouvre ces pistes on entre dans une histoire plus riche au
domaine plus étendu. On tient compte du renouvellement des travaux
des historiens, de la diversité des analyses, parfois polémiques
sur un sujet particulier.
Par exemple
la petite histoire des taxis de la Marne mais aussi la grande
histoire de la bataille de Verdun. Pourquoi ces évènements ont-ils
la place qu'ils ont dans notre histoire ? Y a-t-il une part de
mythe... comme dans le récit de la guerre de Troie ? Y a-t-il
eu fabrique de héros ? Que penser d'une histoire française sur
le front de Verdun sans recul des Allemands à la fin de 1916 ?
A recommander, les travaux
de l'historien américain Paul Jankowski :
"Verdun, un carnage
par hasard ? » article du Figaro
« Verdun,
un carnage par hasard ? La thèse est convaincante. Les spécialistes
de la Révolution française savent par exemple que Verdun a été
prise par les armées autrichiennes au début du mois de septembre
1792. La France ne fut pas envahie pour autant. Quelques semaines
plus tard, les armées révolutionnaires reprirent même l'avantage à
Valmy et la prise de Verdun par les Autrichiens fut bien vite
oubliée. En aurait-il été de même si l'état-major français
n'avait pas décidé de réagir aussi ardemment pour contrer
l'offensive déclenchée par les Allemands le 21 février 1916 ?
L'historien
anglo-saxon développe sa thèse tout en nous plongeant dans les
horreurs du combat. Il ne nourrit pas de prévention à l'égard de
«l'histoire bataille», qu'on a souvent qualifiée avec mépris de
«l'histoire fifre et tambour» (fife and dum). Cette
dimension stratégique du conflit reste fondamentale. Mais on ne peut
pas comprendre la véritable portée d'une telle bataille si on ne
rentre pas dans les réalités humaines des tranchées, la frayeur
créée par les bombardements, les souffrances des civils comme
celles des soldats. L'une ne doit pas occulter l'autre. « Pas de
mémoire culturelle sans la violence des tranchées », ajoute
Jankowski. Le «court XXe siècle», avec ses totalitarismes, ne peut
pas s'expliquer sans l'horreur de ce genre de bataille dont la
brutalité « industrielle » trahit la nouveauté de 14-18. »
Une autre interrogation
qui parcourt les ouvrages des historiens contemporains est celle de
l'union des soldats dans les tranchées. La guerre aurait, dit-on
souvent, forgé un mental et un moral communs, dépassant les
clivages de classe. Est-ce si sûr ?
Pourquoi le front n'a-t-il
pas cédé ? Pourquoi les soldats ont-ils tenu ? Les
historiens étudient cette question qui demeure elle aussi ouverte en
évoquant différents types d'explication, entre ces deux pôles de
la contrainte appelant soumission et le consentement, l'engagement
volontaire dans le conflit pour les camarades qui sont déjà tombés,
et ne doivent pas être morts pour rien. La recherche étudie
désormais la chaîne de commandement en scrutant les mécanismes du
commandement à grande échelle (pour une escouade pas un bataillon
ou une armée).
Quel était le moral des
troupes au bout de quelques mois de guerre, puis de quelques années ?
Les lettres des poilus sont précieuses. Mais il ne faut jamais
oublier l'existence d'une censure, voire d'une auto-censure car les
soldats du front savent qu'il n'y a des choses qu'on ne dit pas, que
nul ne doit dire ou ne peut dire.
Qu'en a-t-il été des
désertions, révoltes, et de la répression de ces refus de faire la
guerre ? On parle beaucoup de 1917. mais il y eu des fusillés à
d'autres périodes de la guerre. Comment le pouvoir militaire
s'est-il adapté en prenant en compte l'extrême brutalité de la
guerre ? Que s'est-il généralement passé sur le front en cas
de révolte ou de manifestation de refus ?
Est-ce que la guerre a été
consentie, voulue, désirée ? Les Français sont-ils partis
reconquérir l'Alsace et la Lorraine la fleur au fusil ? Quelle
guerre ont-ils faite, avec quels objectifs à long terme, avec quel
idéal à défendre ?
Pour ces diverses
questions, voici un autre historien à recommander, Antoine Prost,
président du Conseil scientifique du Centenaire de la Grande
guerre. De nombreuses ressources existent sur le
Net :
Une recension par
Jean-François Dominé de l'ouvrage de Prost, Écrit du front.
Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917 (Tallandier, 2010)
Prost en « grand
témoin » sur France Info, le 11 août 2013, à écouter
sur Dailymotion
Un compte-rendu d'un
confrère de l'académie de Paris sur « La Grande Guerre face à
sa commémoration » :
http://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p2_819531/antoine-prost-la-grande-guerre-face-a-sa-commemoration
Note 1, sur la
tripartition de l'histoire, originale, réfléchie et philosophique,
cf. les texte classiques de Hegel, tirés de La raison dans
l'histoire :
Note 2, sur
l'historiographie, mot qui peut apparaître « barabare » :
Une définition sur le
site du Centre national de Ressources Textuelles et Lexicales
Un Que sais-je ?
Sur l'historiographie :
L'association Centenaires
Commémoratifs a pris contact avec l'auteur, Nicolas Offenstadt,
et se propose de le faire venir l'année prochaine à La Réunion
pour une série de conférences.